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Romica Puceanu. Chapitre I. Miracle d'écouteurs et de nuit blanche.

laurentmut

Dernière mise à jour : 9 avr. 2024


Romica Puceanu © DR


Le violon perçait un tréfonds de buste famélique. La musique prenait corps. Je traversais le pays. Des collines enneigées aux bâtisses moldaves, je revoyais le cavalier d’acier, un guerrier, semblait-il, grand, très grand, Etienne III, haut prince au sceptre sur la statue de Iaşi, la grande ville, contraste d’angles concassés avec d’un côté les palais puis de l’autre la boue, de ces flaques d’hiver qui fondaient un blanc reflet de ciel près des gargotes où l’on vendait du café, des bretzels, des saucisses fumées pour que dalle, juste l’espoir de souffler un peu de buée, de cramer sa clope entre des dents éparses, une peau de cuir, un sourire, les yeux fatigués puis toujours le violon et, sur une lente mélopée, la belle voix de la femme, sa gorge en amphore, ses stances rejaillies du passé comme on exhale un embrun. Vif l’embrun, et lent car en survol des misères, elle élevait son chant comme la brume du matin, celle qui s’estompe, compacte mais douce, pour laisser au cœur des sursauts de chagrin.



Dans le train pour Constanţa, je pensais à la ville. J’imaginais le quai du matin. Je pressentais la plaine. Plus loin les lueurs impulsaient un clocher, une coupole de l’est craquelant l’orient des gammes par le revers des paupières, des lampions, l’image et toujours la descente, cet accordéon qui vrillait jusqu’à s’éteindre sous la voix. En fermant les yeux, je revis Iaşi, les pickups et les tramways avec la soupe des nuages étalée sur le sol comme une ode aux klaxons.

 

Boulevard de Iaşi © Patchouille

 

Dans le mp3, le chant de Romica collait si bien à la Roumanie que pour écrire sur elle, il suffisait peut-être de décrire son pays. Pas dans le cliché, le grandiloquent, l’historique, le lyrique, voïvodes, boyards, invasions, famines, labours, flonflons, dictateurs… et puis, en définitive, pourquoi pas ? Mais j’avais plutôt pensé à l’instant subreptice qu’on chope au vol avant qu’il nous file entre les doigts, au sourire d’un vieillard, à deux enfants seuls sur un trottoir, au chien mort de Bucarest ou à ce clochard ivre qui, sur fond de grues et de bars à putes, m’avait taxé une clope dans un port du Danube.   

 

Difficile de dire ce qu’était vraiment Romica. Certains journaux la faisaient naître en 1926, d’autres en 28, Wikipédia le 19 janvier 1927. Il semblait sûr que c’était à Bucarest. Pour le reste, son évocation s’évasait comme les couplets du chant tsigane, ces cantece de mahala qui cisèlent un son rustique en éprouvant l’amour et la mort. La mahala pouvait se traduire par bidonville. En gros, des baraques de banlieues misérables, souillées, mal foutues, bicoques qui vibraient aux nuées de bambins sous le caquètement des poules.  


Faubourgs de Medgidia, région de Dobroudja © Patchouille

 

Le génie populaire fleurit aussi dans la boue. Ici ce fut un arrangement rythmique, des paroles en roumain calées sur la musicalité d'anciennes régions ottomanes, un concentré de pays au mélange puisque la Roumanie, mélancolique et belle, peut aussi se voir comme une étendue de plaines transpercées par des fureurs d’empires.

 

On a coutume de dater l’essor des bidonvilles à partir du XIXème, quand l’abolition de l’esclavage a rejeté les Roms aux périphéries des capitales. Jonction entre ville et campagne, mais ni l’une ni l’autre. Recalé au rang de no man’s land, loin du palais, loin des fermes, hors même de l’antagonisme selon Engels, le faubourg putréfié choyait pourtant son versant prolixe. Il germait au seuil du monde, un peu comme ces marginaux qui braillent de poétiques délires au caniveau des boulevards modernes.

 

Ainsi chemina la musique lăutărească, jouée par les lăutari, les trouvères (accordéon, chant, contrebasse, violon, cymbalum), ces musiciens à l’esthétique de vie romanesque que j’avais vu sillonner les routes en cavaliers du rythme, sautillant les contours jusqu’aux épreuves d’une langueur, le soir, quand venaient à mes tripes des idées d’horizon.


lăsați vrăjeală... © Muzicanti și lautari


Romica brillait parmi eux à la façon d'une Callas, d'une Piaf, d'une Billie Holiday ancrée dans l’iconographie des Roms de Bucarest comme la Niña de los Peines sonnait au cœur des Gitans de Séville. Elle était à la fois l’intime et le vaste, le folklore et l’universel, un cargo de marins turcs sur la mer Noire autant qu’un gamin déboussolé qui, dans la gare de Braşov, plongeait au creux d’un sac de colle, sa face de douze ans tannée comme celle d’un vieillard, avec des yeux exorbités de ne plus voir le monde qu’en train de chanter ses violences de bagne.

 

Enfant de Braşov sniffant de la colle © Laurent Mut


Le rideau d’une chambre des Carpates volait maintenant sur ma nuit d’amour. Plus loin s'élevaient les tourelles d'un château royal. Dans l’express pour Constanţa, le monde restait cruel. Il était peut-être tôt. Près des flocons de l’aube, j’imaginais encore mon pied sur le quai, mais pour l’heure, j’étais presqu’endormi.

 

À suivre…     

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Nicoleta

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