Le train avait marqué l’arrêt dans le silence. La campagne s’évaporait. Par la fenêtre ouverte, je fermais les yeux dans le soleil. Je quêtais le moindre chant d’oiseau mais la plaine, invisible à force de mimer son néant, s’évertuait à ne rien dire. Quid de l’est. Le nord était sûrement là-bas. L’ouest ailleurs. Le sud flottait peut-être à l’opposée de quelque chose, perdu dans cette masse uniforme qui désorientait l’idée bigarrée qu’on se fait du champêtre. Adieu Renoir. Salut Malevitch.
Carré noir, huile sur plâtre © Kasimir Malevitch
En crissant les gammes d’une voie barrée, je repensais au début du trajet . Traverses en croix, dit-on dans le jargon ferroviaire. La ligne de Sighișoara était coupée mais comme elle rouvrait plus loin, la jonction s’était faite par bus, et au moment d’embarquer, j’avais eu du mal à capter le tri qu’opérait notre chauffeur. D’abord les uns, ensuite les autres. Il auscultait le rang. J’avais voulu céder le passage à la jeune dame qui attendait avec son bambin dans les bras, mais d’un geste, le type s’était interposé en m’intimant l’ordre de monter.
Plus tard, j’avais scruté la tzigane debout dans l’allée centrale, son foulard, sa face à la serpe et le branlebas de gaités frêles qui animait ses chicots, parce qu’elle souriait, la mère à l’enfant, courbant l’échine du pli des lèvres, étayée par sa cadence propre, sorte d’énergie d’outre-frasque avec la Voie lactée dans le tréfonds des yeux et cet aspect souverain qui cisaillait l’orgueil.
Son iceberg de l’âme la laissait peut-être au seuil d’une Rosa Park. Ségréguée dans l’autobus, elle ne luisait pas comme les muses de la lutte. C’était autre chose. Elle arquait le sort du triomphe. Elle déboussolait la victoire. Elle fulgurait sans bouger comme cette vieille édentée qui, mendiant dans la gare de Constanța, était passée devant moi sous les insultes, comme l’enfant des trottoirs d’Europe que des gaillards cognaient ou comme ces familles dépouillées qui, pour s’entasser plus loin, foutaient le camp pendant que le tractopelle transpartisan obéissait aux circulaires françaises en décanillant leur bidonville.
Dans le convoi pour Sighișoara, sous des relents d’apartheid, la jeune Rom resplendissait du flegme nonchalant qui truque les vertus pour dépasser leurs contraintes. Je restais assis dans la gêne, épaté du naturel, de ce sort accepté au corps à corps avec l’histoire, le rebut presque mythique d’une foule déplacée à travers les siècles, et par son rictus à la fois baroque et brutal, elle faisait briller jusqu’à mes tempes l’or de la peintre Ornella Rudevica.
Le grand déplacement de 1019, huile sur toile © Ornella Rudevica
Quand j’écoutais la voix de Romica Puceanu aussi, je sentais cette sorte de total emplir chaque profondeur de gorge, les montées, les descentes, les aigus longs et chiadés qui voguaient sur les frontières d’un frisson. Elle faisait corps avec la grandeur des routes, jusque dans le bus, pour épouser la silhouette émaciée, le nourrisson endormi, les cousines étalées en travers, assises comme elles pouvaient, le regard vague et la robe sale. Romica chantait un tissage d’absolu, de ces splendeurs dans un saut d’ornière avec la retenue des gestes, le bras crispé sur la barre, dans un virage, pendant que dehors des nuées de poules gigotaient près d’un abribus, d’un autre train, d’un contrôleur enragé qui insultait un jeune Rom et disait à quatre voyageurs français de take care the bagages. Plus loin, quand les familles étaient descendues, en gardant l’œil sur mon sac que personne n’avait volé, je ne voyais qu’un ghetto, un amas boueux de baraques où se déversait l’exode.
L’Inde, l’Iran, l’Egypte, la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie… évasion d’un fluide qui infuse l’idée que rien ne bouge. Depuis toujours, les Roms ont consommé le voyage et même en Occident, des gouvernements en font parfois une « question »… ça fait peut-être chier le bourgeois qu’une âme ait le cran de suggérer des racines dans leur absence même. Mais qui sait ?
« Démerdez-vous avec ça », insinue la voix des chanteurs tziganes.
Dans le train, je roulais vers mon arrêt au milieu du silence. Je ne savais plus où j’étais. J’avais perdu le contact avec la carte. Toute idée de plan glissait sous mes rêves. Je repensais à Romica, chanteuse nationale Roumaine qui venait d’une ethnie que le pays semblait souvent haïr.
« Vous voyez, m’avait dit un quadra randonneur, on n’est pas des Gitans. »
« Les Roms, râlait une vieille dame sur un quai de gare, c’est à cause d’eux qu’on a une mauvaise image partout dans le monde. »
J’aurais pu lui répondre que l’image, fruit d’ignorance de celui qui la bâtissait, n’avait d’intérêt que pour les faiseurs de cancans. Et le cancan, le chant de Romica l’avait toujours dépassé.
Dès l’âge de 14 ans, sa voix transcendait les faubourgs de Bucarest. Comme tous les grands artistes, elle faisait autre chose du sol qui l’avait vu naître. Fille de charpentier, petite-fille du chanteur Ion Puceanu, ce trésor de litanie qu’on peut entendre crépiter comme un vieux rhapsode (en 1934, alors qu’il enregistrait une version de Meșterul Manole avec le barde Dimitru Bursuc), Romica était entrée dans le groupe des frères Gore, Aurel au violon, Victor à l’accordéon, deux papes possédés par une langueur sautillant comme les scies sur le bois quand on fabrique des quilles. Sa liberté jaillissait dans les nuits de fête, ces occasions familiales où le brave citoyen paie l’animation aux troubadours, rois des bas-fonds déchaînés entre les bouteilles de bières, les verres de țuică, les fleurs des invités, les cadeaux et les nappes flanquées de motifs et de papier-peint jusque très tard, jusqu’aux dernières musiques, au dernier tourbillon, au dernier billet, quand les semelles usées bâillent les vents défaits d’un accordéon.
Romica et son taraf © DR
Ainsi Romica chantait la nuit pour ce qu’elle avait d’astres, plus loin que le drapeau, au-delà du rideau de fer où elle s’était ensuite envolée. Puisqu’elle était nationale, la Roumanie passait dans sa carcasse comme un paradoxe. Elle était de quelque part comme on gribouille des étiquettes. Dans l’espace-temps des choses communes, le roman du charisme l’intronisait transfuge. Par des rebonds de glotte, pour tenir la note, elle charriait l’épaisseur en levant les bras, le buste ouvert comme des muscles de troll mâtiné d’une aura de Christ rédempteur et sur ses remuements hommasses, on sentait s’enrouler la douceur des vierges antiques, peut-être grâce à ses paluches plus solaires que des bords de graal et aussi à l’orgueil gras mais bien porté qu’ornaient deux gros seins comme des monts d’Himalaya.
De l’histoire du peuple impulsant son portrait, je retiens encore aujourd’hui les meurtrissures, l’esclavage, les basses tâches dans les couvents, les pogroms, les bidonvilles, les vaches maigres et millénaires puis le génocide des années 40, les fusillés, les déportés, les exterminés.
A bout de souffle, huile sur toile © Ornella Rudevica
A partir des années 70, Romica était donc partie en tournée à l’étranger, en Israël par exemple, mais aussi en RDA et aux Etats-Unis, en 1985, quand une dizaine de voitures remplies de fleurs et un millier d’admirateurs l’attendaient à l’aéroport, puis lors d’un autre séjour, en 1988, pour chanter pendant six mois au restaurant Transylvanie sur la 42ème rue, Long Island, New York, cette ville où Lorca luttait avec la lune pendant que des essaims de fenêtres criblaient une cuisse de la nuit.
Romica aussi s’était laissé porter par la forêt des buildings. Elle y avait même vécu. Mais au bout d’un moment, dans les cohues de gens occupés, dans l’air gluant et vicié des solitudes, elle avait senti le vide, le malaise, cette maladie du soir éternel qui la rongeait jusqu’aux larmes.
Elle raconterait plus tard son entrevue avec un médecin grec, ou arménien (elle ne se souvenait plus), qui l’avait amenée jusqu’à son cabinet.
« Il veut m’épouser ? » se demandait-elle en riant.
Le docteur lui avait annoncé qu’elle souffrait du mal du pays. Un ver patient bouffait sa grosse pomme, le comble, l’acmé du grand écart. Romica étouffait sous les racines que la ville avait coupées. La vie de la mahala, le son des faubourgs, la famille et les ornières des routes où l’on charriait des violons sur des charrettes valaient tous les empires du monde.
En 1992, retour à Bucarest. Même espace, autre temps. Romica chantait mieux qu’une évidence. La révolution était passée sur sa voix comme une petite averse. Le temps des fleurs venait à l’heure des couplets. De l’apparatchik d’antan au notable de l’ère nouvelle, le citoyen Roumain avait gardé son admiration coupable, ce syndrome de Mister Hyde qui stagnait toujours dans les salles des fêtes.
Document amateur, caméraman inconnu © chaîne Youtube Gabi Serban TV
Les cantece de mahala sonnaient sur l’accordéon comme un fleuve épais. L’argent, certes, pleuvait, c’était de coutume, et l’œil perplexe de Romica, bien calé sous sa gorge de reine, regardait de haut ces bouts de papier ornés de portraits louches. Ainsi distribuait-elle une partie de ses gains à ceux qui l’entouraient. Le clarinettiste George Udilă racontait que lorsqu’il était enfant, elle lui donnait toujours des billets pour qu’il s’achète du chocolat. Plus tard, alors qu’il l’accompagnait, il se souvenait aussi de ces groupes de touristes étrangers qui payaient en devises dans les restaurants de Bucarest et de Romica flouée à cause de ce fric étrange, émoluments aux valeurs douteuses qu’elle laissait filer entre les doigts de son musicien, nonchalante, désintéressée, sans trop savoir que George se payait cinq fois plus qu’elle. Un mois après, en le voyant ramener des paquets de cigarettes coûteuses au reste du groupe, elle avait senti la puce grimper à son oreille.
Udilă parlait de l’arnaque comme d’un tour de potache. Pour lui, c’était un vol bon enfant, une blague raccord avec ce mépris souverain que Romica portait au pognon, sorte de belle dignité à l’antique vue par l’accordéoniste Viorel Fundament comme une ligne de conduite. Pour dépeindre son sens de la grandeur, il racontait que la vue des liasses la laissait de marbre, qu’elle en voulait juste assez pour vivre et chanter. Et lorsque le public dispensait des billets, si l’un d’eux venait à tomber, elle lui conseillait avec sa voix douce de grand-mère de ne jamais se baisser pour le ramasser.
Romica parmi les fleurs © DR
Bercés par son aura, beaucoup disent que Romica portait un fond maternel, mais sans doute pas au sens du lien, de l’attache esclavagiste qui enfonce la femme dans le bidon des familles puis visse le bouchon pour l’asphyxier. Elle portait peut-être plutôt l’ardeur solaire de l’amour, cette maternité de l’instant comme on ouvre un giron pour faire corps avec le spasme, dans l’intimité, sur scène, dans les restaurants, les salles des fêtes et jusque sur la route, toujours cette foutue route, le voyage, les villes, les gares, le silence des arrêts dans les campagnes et ce minibus qui valdinguait entre Dor Mărunt et Dragoș Vodă, département de Călărași, le 19 octobre 1996 à 5h du matin pour les transporter, elle et son groupe, jusqu’à Constanța où ils devaient jouer dans un mariage.
Le fil clair de la chaussée menait à la mer Noire. Romica portait dans ses bras la fillette du conducteur, Gabi Hudiţa, alors âgée de 6 ans, qui se souviendrait plus tard l’avoir entendue demander à son père d’aller plus lentement comme si, les tempes de l’enfant plaquées contre sa poitrine, elle sentait venir l’accident. Et soudain : catastrophe, grincements sur l’horreur des lignes droites, la voiture en face, la collision, le minibus jonché de débris au bord du goudron, dans l’herbe, près de la voie ferrée.
Dans une plaine que la nuit noyait, Romica était morte par accident. Elle avait 68 ans. Etait-ce vieux ? Qui sait ? Quand le train sortit du silence, je n’étais pas sûr d’avoir trouvé ma boussole. Je ne pouvais qu’improviser mon texte. Je lui devais bien ça. J’avais moi aussi dû rompre l’oubli d’un soubresaut sur des rails. Je sentais, dans le cœur du paysage, la mine d’or de mes sommeils et par le chant, je caressais ce petit passage du morceau Anii mei şi tinereţea (« Mes années et ma jeunesse ») où Romica, résonnant d’un tréfonds de pleur, ordonnait que les violonistes jouent pour finir par crier au ciel qu’elle voulait mourir amoureuse.
FIN
Comments