
Romy Schneider © Eva Sereny, 1971
Les charbons du départ
Crépitaient sous nos pieds
Poème bouleversé
En 1973, Romy Schneider joue dans Le Train de Pierre Granier-Deferre. Synopsis : 1940, un convoi de civils bat en retraite. La France dérive. Derrière : la guerre, l’Allemagne, l’armée du Troisième Reich.
Le plancher du wagon, scène sur le voyage, accueille la fuite d’un groupe d’inconnus. Traquée, Romy est Anna Küpfer, une Juive allemande. Elle rencontre Jean-Louis Trintignant changé en bon père de famille réformé car myope, fuyard, protecteur vacillant, amoureux timide et gauchement attendri. Un homme, un vrai.
Une manœuvre sur le rail impulse la séquence. Au bout : un précipice. L’écrivain qui voudrait n’y voir qu’un vernis chuterait. Il faut rester droit, marcher tendrement, se tenir à la rampe.

Avec Jean Louis Trintignant dans Le Train
L’actrice a ses films. La femme est l’actrice. On ne différencie pas l’homme de l’artiste. Chaque reflet illumine un coin de cadran. L’heure tourne.
Pour Le Train, Romy, la plus belle enfant du Berchtesgaden des années 40, insère son génie dans la peau d’une femme traquée qui, pour répondre à la persécution, entrera dans la résistance. Sa trajectoire vibre d’un remuement des pôles. Chaque arrêt laisse entrevoir les faces multiples du calvaire, l’ambivalence de la force.
On ne parle plus du Train mais de la vie car imaginons, en 1958, Romy quittant l’Allemagne pour Alain Delon, pour Paris, pour la France gorgée de Français, ces gens qui lorgnent en coin. Le succès remis en jeu tourne à l’observation. La foule est prête. A quoi ? Personne n’en sait rien. C’est là tout le bel aspect sournois du spectacle.
A des journalistes récemment venus l’interroger, Sophie Grimaldi assurait qu’en 1961, lorsque Romy joue dans la pièce Dommage qu’elle soit une putain de John Ford mise en scène par Visconti, le public français accourt au théâtre avec une sorte de curiosité malsaine, un de ces poids de silence qui jauge les parts de doute en appuyant sur l’estomac.
Quand le rideau se baisse, dans le triomphe qu’elle octroie, la masse des gens n’est pas sympathique. Elle est rendue à l’évidence. C’est différent.
« La jeune actrice allemande a du talent », dira-t-on.
Romy a balayé leurs prédispositions à la curée.
Tout change. Finie l’enfance, les Alpes bavaroises, l’adolescence impériale, le rêve des clairières et des forêts, ce vaste pays qui soudain transforme ses fonds verts en apanage de la torpeur. Touillé aux grognements du monde, l’âge adulte bout toujours par la crainte.
Dans les années 60, Romy passe en quelque sorte d’un bord de lac de Caspar Friedrich au Miroir volé de Max Ernst. Puisque le monde est impur, la suite fleure le secouement.

Paysage au lac de montagne, Caspar David Friedrich, entre 1823 et 1835, huile sur toile

Le Miroir volé, Max Ernst,1941, huile sur toile
L’Allemagne, la France. D’un pays l’autre, Romy reste ballotée au souffle de son romantisme éclaté avec ces pointes d’amour transparent qui vous plantent le destin comme une lame.
Son épreuve ressemble au fil d’un rasoir. Hors des films, elle s’y coupe sans le vouloir, malgré elle sur l'amour, dans les hôpitaux, couverte de larmes au chevet de son fils mort, dans la crasse des paparazzi, l’âme sous ces lourdes pierres du cafard qui pèsent de la gorge au foie.
A l’écran, qu’on aime ou non les films de Claude Sautet, rendons-lui grâce pour avoir imagé l’idée qu’on se fait du précipice, de sa profondeur, des chemins qui le surplombent. Par les madones et les putains, par les joies et les pleurs, il capte l'entièreté de chaque douleur comme deux flancs rêches d’un même roc. Les visages de la route, c’est l’irradiation au sourire des Choses de la vie, les larmes de Mado, la douleur de Max et les ferrailleurs. Le reste court à son choc par épuisement.
Avec Orson Welles, Deray, Losey et d’autres, Romy joue dans plus de soixante-dix films. Le dernier, c’est La Passante du Sans-Souci de Jacques Rouffio. Elle y interprète deux femmes. Dans le présent : la vivante amoureuse. Dans le passé : la morte qui a souffert, l’exilée, la refoulée, la bafouée, triste et seule sans ne jamais inspirer la pitié, celle qui, dans la lumière crépusculaire d’une bougie au violon, pleure devant l’adolescent qu’elle appelle son fils. Et pour accentuer le trouble qui naît au-delà des larmes, elle porte encore la part d’amour qu’on perçoit dans le cœur du martyre, cette belle propension à rester debout quand la vie s’acharne.

Dans La Passante du Sans-Souci
Au bout, le 29 mai 1982, il y a la nuit, la fatigue, la mort.
En 2008, la France tâtonne encore. C’est l’heure du César d’honneur. Alain Delon monte sur scène.
« Tu me manques terriblement », dit-il en levant les yeux.
Plus haut demeure le ciel que l’on sait puisque c’est de savoir dont on parle, savoir la mer qui remue et les poussières qui volent, savoir la cohue des nuages, les vents de nuit dans les cimetières vides, savoir par son absence un ciel rempli d’elle et ce ciel, en bas du ventre, le sentir vibrer.
Tant pis si c’est compliqué, si ça chute, si c’est mal dit. C’est vrai. Delon aux Césars, c’est l’allégorie de ceux qui restent, des condamnés aux contemplations impuissantes, ceux dont chaque souvenir frémit à mesure qu’ils sondent le gouffre.
Dans les tristes vapeurs de l’intime, il ne nous reste plus qu’à laisser sourdre l'image. Et par le sauvage rappel des mélancolies, si l’éternel surgit aux soirs d’émoi, Romy enrobe nos lointains spasmes en lançant ses regards comme des fulgurances.

Dans Les Choses de la vie de Claude Sautet
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