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Suite roumaine, Chapitre I

laurentmut

Ce post reprend l'intégralité de l'article publié en 2019 sur le site gareauxgares.canalblog.com; les quelques modifications répondent aux besoins de la publication.



Suite roumaine

 

Au cours des prochains mois, la Roumanie est à l’honneur sur Gare aux gares. Notre contributeur fait renaître un pays qu’il a visité aux cours de deux voyages. Une série d’articles sera publiée avec des photos (prises par deux de ses compagnons de route) et des dessins qu’il a réalisés.  

 

 

 Gara de Nord, Bucarest © Gareauxgare.canalblog.com

 

 

I. Retour de Roumanie

 

La Roumanie était loin. Je n’y pensais que très peu. J’étais ailleurs. J’avais enfoui mes notes sous un building de travaux. Les pages noircies s’entassaient. Mes spirales torpillaient le vide. Je comblais mes étagères. Le temps passait.

 

Le son de voix phoquesque d’un loufoque fendit la routine. Il était mignon, cet être brun au dos poilu, gouaillant comme une muse burlesque. Sa lyre de dents exhibées crissait dans l’aigu. Je devais y revenir. Du moins en songe. Eponge des coulées lentes du blog je devais replonger.

 

J’ai pris mes notes pour éclaircir un lointain frisson. Un gargouillis qui brille et chuchote en continu, comme un ronronnement. Il est planté là, dans ma gorge. C’est l’écho des sensations, le reflet des choses vues… le chant de la vie. Je n’y peux rien. Le faire taire serait vain. Je l’exploite, je m’y concentre, je tends l’oreille dans son brouhaha, je lui offre mon corps au rythme de pulsations irrégulières. J’en tire quelque chose de profond. Vers l’Est. Un Est rêvé, un pays de mirages grisés par son ciel qui bleuira comme un charme, profond d’azur compact sur des montagnes vertes.

 

J’ai la cadence qui tangue, je subis et m’esthétise le rythme du monde. Des sapins jaunis s’enflamment au soleil. Je sens le rythme qui s’allonge, s’étire crevant à petit feu vers la gauche, sursaute, fuse en l’air, vif s’étend et retombe à droite, lentement, sautille puis caquetant criaille et file... c’est comme les balancements d’un wagon.

 

On a voyagé la Roumanie avec des trains. On chevauchait les quais. Nos correspondances étaient comme des maillons. La nuit enveloppe un convoi. J’ai le souvenir d’un débarcadère gelé, d’un minimarket, comptoir fantaisiste, multicolore comme un bandit manchot, avec sa tenancière accoudée, l’œil triste et le front noir, qui tend ma bouteille de bière en plastique. 3 Litres, 7 Lei. Le prix revient au cœur plus fort qu’une sensation. C’est ainsi, paraît-il, dans notre ère.

 

Au sein du torrent matérialiste, je me fais violence. Plonger ne se fait pas sans effort. Toute écriture rudoie le corps et l’esprit. Je revois danser un homme débarqué sur son port au bout d’un train de nuit. Soudain, j’ai le cœur plein d’une sonorité tsigane.

 

Il faut écouter de la musique Lăutărească pour entendre la Roumanie. Le rythme d’un train ne suffit pas. Les gares s’enchaînent et crissent les essieux. Il y a aussi des cris, des pleurs de bambins et le bruit des taxis. Mais l’accordéon qui altère son vent musical sur une contrebasse filante, la voix de Gabi Luncă et les fluctuations violonistes, sont une corde raide qui se met à onduler. Ma mélopée langoureuse plonge en se tortillant vers le fond du pays. D’onctueuses cajoleries me soulagent au son éraillé des souffrances.

 

L’Est que l’on rêve est un pleur majestueux qui s’enfonce avec brio dans la mélancolie, se déplace et vacille de train en train. Un paysage d’industries noires s’efface, vient un canal couleur nuage, un pont rouillé, une rue délabrée, un enterrement, une église blanche, d’un blanc sur gris comme celui des glaciers alpestres. C’est un blanc de combat, virulent, agressif. Son éclat flamboie contre des baraques de briques.


Roumanie vue du train, feutre et aquarelle

 

Puis c’est le tour d’un vert terne percé de ses chemins marron. Une charrette semble flotter sur un champ. Un garde baisse les barrières de son passage-à-niveau. Le paysage a ralenti son défilé. Il va presque, même, s’arrêter, le paysage. Il est lent… très lent. Deux camionnettes attendent après un virage, sur une route en travaux, entre des flaques. Puis trotte un cheval attelé. La charrette ne flottait pas seule, ses roues sortent de l’angle droit et stoppent derrière une voiture.

 

Au-dessus du charretier à chapeau valaque, des visages s’encastrent entre les foins. Ils fixent le convoi qui redémarre. Ils sont longs, fins, anguleux. Une femme tient son bambin dans les bras, l’enfant encerclé d’un tissu céleste sous le ciel gris. Plus haut, un homme fume l’air froid par volutes entières. Le charretier fixe le convoi qui déroule.

 


Charretier roumain, feutre

 

Le train, lui, n’attend pas. Mes pieds restent immobiles. Les corps bougent derrière ma vitre intime. Je frissonne parce que je les revois. Les rails s’étendent pour s’étioler. J’ai l’image plus volage que les notes. Elles sont d’ailleurs là. Qu’en faire ?... tout au plus quelques fils à tirer comme à la pêche. En les remontant, je trouverai peut-être quelques perles. J’ai déjà mon carnet à spirales, cet étang qui reflète un ciel de souvenirs, relique de là-bas, entre des billets de gare et la boîte d’allumettes offerte au comptoir d’un hôtel de Bucarest.

 

Puisqu’il est primordial d’y retourner, je vais rouvrir les pages voyageuses qui me résonnent au bide. La Roumanie revient ici. Elle débute après l’avion et le bus, avec des bruits de capitale qui remplissent un bureau de change, des vitres gardées par des colosses, du café, des fils téléphoniques en foule sur les carrefours klaxonnant. Un boulevard. Un tramway. Une putain qui vit son trottoir, la jupe rose et le teint brun, sa bouche sans fard trouée comme une sincère crevasse. Elle a une figure de statue taillée sur le jaune pastel d’un bâtiment et son corps flotte devant l’arrêt Gara de Nord.

 

Un feu piéton passe au vert. Une porte ouverte encercle ma tête. Le hall amplifie le bruit des pas perdus. Les voies sont comme des tapis déroulés sur le pays par des heurtoirs.

 

La Roumanie s’ouvre avec un train en gare. C’est un acte bruyant. Je l’entends. Un son de frein aigu monte qui dans les vapeurs de la ville.



Train en gare de Bucarest, feutre


à suivre...

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